jeudi 20 novembre 2008

L'Orient le Jour, October 27, 2008

lundi 27 octobre 2008 5:00 Beyrouth

Feuille de route
Les intermittences de la justice
L'article de Michel HajJi Georgiou

« How can the life of such a man/Be in the palm of some fools hand ?/To see him obviously framed/Couldnt help but make me feel ashamed to live in a land/Where justice is a game. »« Comment la vie d’un tel homme/A pu se retrouver entre les mains de ces imbéciles/À le voir évidemment victime d’un coup monté/Je ne peux m’empêcher d’avoir honte de vivre dans un pays/Où la justice est un jeu. »***Non, il n’est pas question ici du système judiciaire libanais. La fronde de Bob Dylan, en 1976, visait la justice américaine, après le jugement et l’incarcération d’un innocent, le boxeur Rubin « Hurricane » Carter, accusé en 1966 d’un triple meurtre dans le New Jersey. Victime d’un procès inéquitable, le boxeur noir sera emprisonné durant vingt ans avant de pouvoir recouvrer sa liberté, au terme de deux nouveaux passages devant les tribunaux pour révision de procès.On pourrait se demander – et à juste titre – ce que peut bien venir faire Hurricane, cette chanson emblématique du protest song du début des années 70, dans notre capharnaüm local. La réponse est simple : nous avons notre propre Rubin Carter, qui croupit dans les geôles libanaises depuis 1994 sans que cela ne turlupine particulièrement beaucoup de consciences. Il s’appelle Youssef Chaabane, et il est victime d’une des plus grandes injustices de l’histoire du Liban. Et il n’y a malheureusement pas de Bob Dylan local pour lui dédier une chanson qui puisse devenir le moteur d’une campagne pour sa libération. Nous manquons de patience, de souffle, de concentration, et, surtout, nous manquons de détermination. Nous avons si peu, au Liban, cette culture de la résilience qui pourrait modifier le cours de l’histoire. Sitôt apparue, avec la force de l’éclair, elle s’amollit aussitôt et s’enfonce à nouveau, irrémédiablement, dans les ténèbres les plus épais.Youssef Chaabane, Palestinien, a été arrêté le 5 février 1994 à Beyrouth par des membres des services de renseignements syriens. Sous la torture – est-il besoin de rappeler les procédés barbares utilisés par la soldatesque syrienne pour extorquer les pseudo-« aveux » des souverainistes libanais sous l’occupation ? –, il a fini par « reconnaître » ce dont il était accusé : l’assassinat du premier secrétaire de l’ambassade jordanienne à Beyrouth, Naëb Omran el-Maaïtha. L’on se souvient aussi comment le tuteur, pour mieux nourrir la guerre de tous contre tous au pays du Cèdre et pour mieux « vendre » aux Libanais et à l’Occident cette image de marque de pacotille du grand protecteur et parrain sécuritaire dans le pays, procédait à des arrestations arbitraires un peu partout : dans les rangs des chrétiens souverainistes, des islamistes, des Palestiniens, etc. Inutile de revenir sur des méthodes qui sont désormais largement connues du monde entier.Youssef Chaabane a ensuite été condamné à mort (jugement commué en détention à perpétuité) le 19 octobre 1994 par la Cour de justice, qui est un tribunal d’exception – aberration ultime et atteinte fondamentale aux normes internationales les plus élémentaires de la justice – où les jugements sont sans appel (malgré un amendement de 2005, qui a rendu possible l’appel sous certaines conditions, mais celui de Chaabane est resté lettre morte, les mêmes magistrats ne voulant apparemment pas se dédire). Inutile de dire qu’il n’avait eu droit – ère Adnane Addoum, ce Mahdaoui des temps modernes, oblige – qu’à un simulacre de procès. Pire encore, Youssef Chaabane a été condamné sur la base des aveux obtenus sous la torture des services de renseignements syriens.En l’an 2000, l’assassin du diplomate, Yasser Mohammed Ahmad Salameh Abou Channar, a été arrêté par les autorités jordaniennes. Ce dernier a fait des aveux complets en expliquant, en détail, comment le meurtre avait été préparé et exécuté. Le 3 décembre 2001, Abou Channar et ses complices étaient condamnés à mort à Amman. Bien évidemment, cela – et le fait que la Jordanie ait été convaincue de l’innocence de Chaabane – n’a rien modifié à la donne.***Jusque-là, rien de bien étrange. Ce genre de dérives était, en effet, bien dans l’air du temps. Sauf que... sauf que, depuis 2005, depuis une certaine « révolution », la situation de Chaabane devrait avoir changé, vers le meilleur. Or il n’en est rien. Sur le plan national, le régime syrien n’est plus au Liban, Adnane Addoum n’est plus en charge de la justice libanaise au service de l’occupant, et le 14 Mars entretient de bonnes relations avec l’OLP. Concernant l’affaire Chaabane plus particulièrement, le procès jordanien est venu introduire de nouveaux éléments qui devraient, au moins, susciter des interrogations et un grand doute dans l’esprit des autorités concernées.Si Youssef Chaabane est innocent, qu’est-ce qui empêche encore sa libération ? S’agit-il d’un problème procédural lié à l’injustice de la Cour de justice ? S’il en est ainsi, aucun innocent ne devrait sévir en prison en raison d’une déficience quelconque du système. Le droit ne saurait se transformer en une fin en soi qui n’a que faire de l’homme. Ce dernier doit garder son primat sur toute autre considération, c’est-à-dire préserver sa dignité, ses droits fondamentaux, sa liberté. Qui rendra ensuite à Youssef Chaabane toutes les années qu’il a perdues en prison ? Qui acceptera d’avoir ce fardeau sur sa conscience ?Et pourquoi cette honte dès lors qu’il s’agit de soulever le cas de Chaabane ? Est-ce par ce qu’il est palestinien d’origine et qu’il ne mérite donc pas une campagne civique en bonne et due forme (en dehors de certaines associations qui ont le grand mérite de soulever le cas, à l’instar du CLDH) fondée sur les libertés et le droit à la dignité humaine et l’égalité ? Est-ce, justement, parce qu’il ne le « mérite » pas, sous prétexte qu’il n’est pas libanais ? Si telle est la raison, aucun homme ne devrait être victime du système en raison de son appartenance communautaire ou raciale, et c’est là tout le message de Dylan dans Hurricane, malmené et condamné parce qu’il était noir.***Youssef Chaabane doit recouvrer sa liberté au plus tôt, puisqu’il est innocent. Les nouveaux éléments apparus dans cette affaire devraient au moins conduire à la révision de son procès, sinon, dans le cas où le système empêche une telle démarche, à une amnistie spéciale du président de la République pour qu’il puisse enfin revenir à la vie, loin des oubliettes et des intermittences de la justice. Le ministre de la Justice a promis de se pencher sur le dossier dans les plus brefs délais. Youssef Chaabane ne peut plus attendre. Quatorze ans en prison, c’est long... et irrécupérable.Je ne peux m’empêcher d’avoir honte de vivre dans un pays qui bafoue et dénigre ce qu’il a lui-même, grâce à Charles Malek, contribué à édifier : une certaine culture, une philosophie de vie et de justice fondée en 1948, loin de tout ce légalisme et ce positivisme juridique obtus et niais, sur le droit naturel et les droits de l’homme.

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